Installé à la terrasse d’un petit restaurant de Chymkent, dans le sud du Kazakhstan, je réfléchis à la suite de mon voyage. Une publicité attire mon œil fatigué, les détails m’échappent mais les images me parlent : des arcs, des chevaux, des aigles, de la sueur… et encore des chevaux. Le World Nomad Games du 3 au 8 septembre… Un train, quelques machtroukas*, une frontière et 24 heures plus tard je débarque dans la nuit noire à Cholpon Ata, Kirghizstan.
Kirghizstan, Kirghizie ou Kirghizistan… Un petit bout de terre peuplé d’environ 6 millions d’habitants et situé en Asie centrale entre le Kazakhstan et la Chine. Les Kirghizes sont pour la majorité descendants d’anciennes tribus nomades turques. Le pays reste profondément marqué par l’occupation Russe. Il gagne son indépendance en 1991, mais la situation politique reste instable, les crises se suivent et la corruption rythme le quotidien des citoyens.
Le soleil se lève sur l’hippodrome aménagé pour l’occasion. Très vite, la poussière s’envole sous les sabots des chevaux lancés à pleine vitesse. Le Kok Boru débute. Ce sport représente au Kirghizstan ce que le football représente en Europe. Les hommes ne se battent pas pour un ballon mais pour une carcasse de chèvre fraîchement épurée, débarrassée de sa tête et de ses membres devenus superflus. Deux équipes, deux puits. Chacune tente à travers de longues chevauchées d’amener la chèvre dans le puit adverse. L’engagement est total et les contacts violents. Les États-Unis affrontent le Kazakhstan tenant du titre dans un match sans pitié.
Un Kazakh tient fermement la dépouille entre sa jambe et le flanc de son cheval. Ses yeux sombres observent calmement ses partenaires se placer afin d’obstruer la course des américains.
Le calme avant la tempête.
Brutalement, la bride se raccourcit, ses talons claquent alors que son corps bascule vers l’avant, ne faisant plus qu’un avec sa monture. La cuisse puissante de l’animal se contracte et tous deux disparaissent dans un nuage de poussière. La robe sombre de l’étalon fend l’espace d’un éclair furieux, dirigé d’une main de maître, au galop vers une victoire certaine.
La bête vient heurter lourdement un adversaire devant le puit. Les naseaux de l’animal se gonflent de douleurs. Il se raidit et se cabre quand une tempête équine s’abat violemment sur lui. Une mêlée confuse et tournoyante se forme. Le sang des bêtes se mêle à la sueur des hommes. Autoritaire et athlétique, le bras du kazakh se contracte et balance les 40 kilos de la carcasse dans son réceptacle.
La foule jubile. 9-0.
J’observe ce spectacle stupéfait, alors que les corps meurtris des hommes et des animaux se retirent vers le vestiaire.
À une heure d’ici le calme de la vallée de Kyrchin propose un tout autre spectacle. De larges oiseaux de proies caressent les airs, au gré des courants, des cris des dresseurs et surtout de leurs envies.
Puis c´est au tour de l’Atchan Jaa Atuu. Un homme portant un costume traditionnel s’élance au galop, un arc à la main. Il décoche ses flèches d’une rapidité impressionnante. Un vent de finesse et de légèreté souffle dans la prairie.
Le jour disparaît et les camps sont organisés autour de yourtes où certains cuisinent les chèvres fraîchement égorgées. Les anciens se mêlent aux plus jeunes et tous se réunissent autour d’une sono puissante. Les babouchkas** se déhanchent sur des basses électro-pop et des millions d’étoiles éclairent la nuit noire de la vallée.
Les kirghizes ont un rapport complexe avec leurs montures. Elles sont solidement ancrées dans leur culture, associées au travail, au loisir, à la liberté et à l’alimentation. Dès leur plus jeune âge les enfants s’évadent vers les grands espaces, crinières au vent et sourires aux lèvres. Les jeunes hommes s’engagent parfois dans des chevauchées romantiques, tentant de désarçonner leurs belles à travers la plaine. Quant aux hommes, ils l’utilisent pour rechercher leurs troupeaux égarés dans la montagne. Le lait de jument est conservé dans des tonneaux, remué trois fois par jour, jusqu’à fermentation afin de créer l’indispensable koumis. Cette boisson âpre et gazeuse légèrement alcoolisée est avalée dès l’enfance. Les croyances kirghizes lui prêtent de nombreuses vertus.
À l’Est du pays, la vie s’organise autour du lac Issik Kul, perché à 1600 mètres d’altitude. Ses eaux reflètent l’humeur des montagnes et de nombreuses légendes entourent sa création.
« Il y a fort longtemps, les kirghizes vivaient aux pieds des montagnes au sein d’une unique tribu. Parmi eux vivait une jeune femme du nom de Cholpon. Elle avait les yeux plus bleus que le ciel et plus brillants que les étoiles. Deux jeunes hommes tombèrent en amour d’elle, tous deux prêt à donner leur vie pour son cœur. Elle ne put choisir entre les deux. La lutte pour la jeune femme divisa la tribu en deux clans. Une bataille éclata et le sang coula le long des ruisseaux. Cholpon ne savait comment faire cesser le massacre. Elle s’arracha le cœur pour que personne ne le possède et fut finalement enterrée au sommet d´une montagne, face au soleil levant. Le village voisin fut nommé Cholpon Ata (père des étoiles). Longtemps les villageois pleurèrent la belle. Leurs larmes chaudes creusèrent la vallée et formèrent le lac d’Issik Kul. La violence cessa et la tribu se sépara. Une partie s’installa au nord du lac et l’autre au sud. Depuis ce temps, l’âme des deux combattants s’envole lorsque le vent se lève et quand le vent du nord vient rencontrer celui du sud, un grognement résonne dans la vallée, les eaux du lac se troublent et le tonnerre éclate.”
La rive nord du lac est touristique et tranche singulièrement avec le sud sauvage. Le calme des vallées se perd dans des torrents enragés. La luxuriance s’efface sous un soleil pesant alors que la terre tourne au rouge et s’embrase. La montagne devient canyon. Skazka Canyon est un arc-en-ciel terrestre qui offre une infinité de teintes.
Le Kirghizstan n´a pas à rougir de sa taille, sa superficie est trois fois inférieure à la France mais regorge de nombreuses richesses. Les regards se perdent souvent dans des décors infinis et fabuleux . L´hospitalité des kirghizes est aussi surprenante que leur nature. Aybek m’explique qu’il est normal d´accueillir un voyageur sous sa yourte, de lui offrir à manger et un abri pour la nuit, car nous sommes tous des voyageurs.
« Au commencement, Dieu attribua aux peuples leur territoire selon leur personnalité et leurs talents. Les vallées fertiles, les montagnes rocheuses, les déserts, les forêts. Tout fut distribué. Dieu remarqua soudain le kirghize endormi sous un arbre où les autres se sont battus pour obtenir les meilleures terres. Ce désintérêt toucha Dieu et il décida de leur donner le plus beau et le plus fertile coin de terre. Celui qu’il s’était réservé et qui ne nécessite que peu d’effort pour vivre ».
*Machtrouka : mini bus partagé.
**Babouchka : vieille femme.